Cultiver les légumes oubliés
Désormais on peut trouver en magasin des graines de melonette jaspée de Vendée, de pâtisson vert pâle de Bennings, de haricot oeil de perdrix, de laitue gotte de Loos, de batavia goutte de sang, de chicon du Père Verdi, de melon ancien vieille France, de poivron d'Ampuis, de giraumon petit bonnet turc, de tomate beauté blanche ou bien téton de Vénus jaune.
Ce sont 314 variétés de graines, inscrites au Catalogue officiel sous le nom abrégé peu flatteur de "variétés potagères sans valeur intrinsèque", qui sont désormais autorisées à la vente pour les cultiver chez soi. C’est aussi le cas de toutes les autres graines, inscrites nulle part, qui seront commercialisables par les semenciers pour les jardiniers amateurs.
Car le 10 juin 2020, une loi passée inaperçue chez le grand public - qui avait d'autres chats à fouetter - faisait sauter le verrou interdisant toute commercialisation des variétés oubliées.
Ce que la loi a changé
Jusqu'au 10 juin 2020, seuls pouvaient être commercialisés les semences et plants inscrits au Catalogue officiel. Au sein de ce document, il existait une liste de variétés destinées aux jardiniers amateurs, que l'on pouvait seulement troquer ou donner, en aucun cas vendre. Les autres graines, non inscrites, étaient interdites à la vente. Désormais les semenciers pourront les commercialiser.
Pour consulter la liste, aller sur la page La base de données des variétés et choisir "variétés potagères sans valeur intrinsèque".
Pourquoi un catalogue officiel de graines et de plants ?
A l'origine, l'objectif était de protéger les agriculteurs et les consommateurs, en contrôlant la qualité des semences et la conformité à leurs attentes. Car rien ne ressemble plus à une graine de laitue qu'une graine de laitue.
C'est à la demande de la filière des semences que l'Etat a organisé en 1932 ce contrôle sous la forme d'un catalogue officiel. Avant le lancement de leur commercialisation, les nouvelles variétés doivent subir divers tests et être inscrites, pour la partie semences potagères, sous quatre catégories. Un catalogue européen réunit tous les catalogues nationaux des Etats membres, et les variétés ainsi inscrites sont autorisées à la vente sur tout le territoire de l'Union européenne.
Les catégories sont organisées en listes. Pour les variétés potagères,
- la liste a regroupe en résumé les semences de haute qualité pour la production maraîchère commerciale (pureté, germination, facilité d'utilisation, etc), et protégées par des droits de propriété intellectuelle,
- la liste b regroupe les semences standard,
- la liste c les "variétés de conservation : races primitives et variétés de légumes traditionnellement cultivées dans des localités et régions spécifiques et menacées d'érosion génétique",
- la liste d les "variétés sans valeur intrinsèque pour la production commerciale mais créées en vue de répondre à des conditions de culture particulières".
C'est cette liste d qui permettra de trouver dans le commerce des variétés qui auparavant ne pouvaient être que données ou échangées et en aucun cas vendues. Aujourd'hui elles peuvent être commercialisées en petits conditionnements destinés aux jardiniers amateurs. Ce sont aussi toutes les variétés locales non inscrites, c’est-à-dire n’ayant jamais subi aucun test officiel de qualité, qui pourront être commercialisées. (Photo : courge melonnette jaspée de Vendée)
L'écueil du Catalogue officiel : l'abandon des variétés anciennes et l’érosion de la biodiversité
Les variétés inscrites ont sans doute répondu à l'attente productiviste, surtout au moment de la création des hybrides F1. D'ailleurs en consultant la liste des variétés potagères inscrites au Catalogue, vous constatez que sur 2464 variétés, 1305 sont des hybrides. Les plantes qui garantissent aux cultivateurs d'être productives, de pousser en toute région, d'être calibrées, de résister au transport, de tomber sans dommage d'un étal de 80 cm de hauteur, d'être flatteuses à l'oeil du consommateur, bref, d'être adaptées à la grande distribution, ont forcément perdu leur singularité. Pour être inscrites au Catalogue, les variétés sont devenues totalement standardisées. Tout ce qui n'entre pas dans le cadre se perd à bas bruit.
C'est pourquoi ce catalogue officiel est vigoureusement contesté par des associations militantes comme Kokopelli ou le Réseau des semences paysannes. La commercialisation, au mépris de la loi, de semences non répertoriées a conduit des distributeurs devant les tribunaux, sans les décourager. D’autres associations ou groupes informels sur les réseaux sociaux ont tenté de réhabiliter les variétés locales par le biais du troc, car c’est le commerce qui est interdit et non la culture. D’autres structures publiques ou privées, subventionnées ou non, ont créé des conservatoires, comme Louis de Broglie au Château de la Bourdaisière pour la tomate. La résistance s'organise et le consommateur commence à bouder la tomate aqueuse et sans goût. (Photo : carotte longue rouge sang)
Attention aux faux légumes anciens !
Le marketing a bien intégré cette attente du public, n’hésitant pas à créer des « faux », comme la tomate ‘cœur de bœuf’ aplatie et fortement côtelée, qui est un hybride très récent sans saveur mais adapté à la grande distribution ! Alors que la variété ancienne est en forme de cœur, bien joufflue et savoureuse, mais malmenée par le transport et la manutention.
J'ai noté par exemple les graines de chou-rave 'Kolibri' chez Thomson et Morgan, avec sa belle couleur violette qui évoque un légume ancien et son nom de variété qui ne vous rappelle rien ? C'est pourtant un hybride F1. Attention également aux dénominations fantaisistes, et vérifiez le nom botanique. La poire de terre, par exemple, est le nom vernaculaire de Smallanthus sonchifolius, alors que certains donnent ce nom au topinambour, Helianthus tuberosus, à dessein ou non. (Photo : la vraie tomate coeur de boeuf)
- Cultiver les légumes oubliés, les bénéfices :
. Dans son jardin
Les variétés anciennes ont été sélectionnées par des générations de jardiniers pour des terroirs parfois très petits, elles se sont adaptées à des nuances très fines de climats, elles font partie d'un écosystème local qui permet de réguler les insectes et autres parasites. C'est pourquoi ils sont culturellement liés à une région, comme le raifort et l'Alsace. On a tout intérêt à leur réserver une place au jardin.
- Les nombreux légumes-racines locaux sont adaptés aux hivers de chaque micro-territoire : le topinambour et l'hélianthi par exemple restent en terre tout l'hiver, éliminant les problèmes de stockage et de conservation.
- Les légumes perpétuels poireau perpétuel, oignon rocambole, ail des ours...) sont très proches des espèces sauvages, donc increvables et économiques, supportant aussi bien la sécheresse que le froid, au point d'être parfois envahissants.
- Le caractère économique n'est pas à négliger, le crosne par exemple est un légume très raffiné qui demande beaucoup de main-d'oeuvre et arrive en magasin à des prix élevés, alors qu'en famille on s'y met à quatre et le tour est joué. (Photo : aubergine ronde blanche à oeuf)
. Participer à la conservation de variétés anciennes
Chaque année, des variétés de légumes sortent du Catalogue officiel car leur "maintien" coûte trop cher par rapport à la faible demande. Le fait de faciliter l'achat de graines par les jardiniers amateurs permet de poursuivre leur culture de manière simple, diffuse et locale.
Pour retrouver ces variétés, vous pouvez partir à la recherche de jardiniers attachés à la tradition, visiter les conservatoires, consulter les catalogues spécialisés comme La Ferme Sainte-Marthe, Kokopelli, La Boîte à graines... Les catalogues généralistes ont depuis quelques années une rubrique légumes anciens. (Photo : artichaut gros vert de Laon)
. La biodiversité pour l’avenir
L'abandon des variétés anciennes provoque une insidieuse érosion de la biodiversité. Elles constituent un réservoir dans lequel on pourra, ou devra, puiser pour s'adapter aux évolutions imprévisibles. Les variétés résistantes à la sécheresse qui étaient cantonnées à certains terroirs pourraient devenir indispensables pour lutter contre le réchauffement climatique, que l'on n'imaginait pas dans les années soixante. La production de protéines végétales, pour diminuer la consommation de viande qui n'est plus soutenable, redonnera vie à des variétés oubliées. Sans compter de multiples évolutions que nous ne soupçonnons pas encore. (Photo : melon de Lunéville)
. Multiplier ses légumes : la sélection au lieu de l'hybridation F1
Les militants qui se rebellent contre l'hybridation F1 se préoccupent essentiellement de la dépendance des paysans du monde entier vis-à-vis des semenciers, du fait que les hybrides F1 ne sont pas reproductibles à la ferme.
Avant les années soixante, l'amélioration des légumes sauvages passait par la sélection effectuée au fil des générations de paysans directement à la ferme. L'hybridation est un phénomène tout-à-fait naturel qu'ils savaient exploiter : les plantes dites "allogames" sont fécondées par le pollen d'une autre plante de la même espèce ou variété, grâce aux insectes pollinisateurs. Ainsi une courge peut être fécondée par une autre variété de courge, ce qui recombine les gènes pour donner de nouvelles variétés, de manière aléatoire. En semant chaque année ses propres graines issues du meilleur légume parmi les multiples combinaisons obtenues, le maraîcher stabilise en 7 à 10 générations sa variété nouvelle préférée. On dit que la variété est fixée.
Contrairement à l'hybridation naturelle, l'hybridation F1 (= de première génération) est contrôlée en laboratoire et obtenue en un an, en jouant sur le caractère dominant ou récessif des gènes. Mais les générations suivantes (F2, F3, F4...) redeviennent aléatoires, et le maraîcher ou le jardinier doit racheter des graines F1 chaque année. (Photo : Giraumon petit bonnet turc)
Et le bio dans tout ça ?
L'agriculture biologique peut se pratiquer aussi bien avec des hybrides qu'avec des variétés fixées. En effet, la définition du bio tient essentiellement dans l'interdiction d'utiliser des produits phytosanitaires de synthèse et non dans les variétés cultivées. Toutefois l'agriculture biologique influe sur la création variétale dans la mesure où elle oriente la recherche vers des plantes nouvelles résistantes aux maladies et aux insectes. Les défenseurs des légumes oubliés pensent que la monoculture et la standardisation sont à l'origine de nombreuses maladies, et qu'en revanche, la polyculture et la sélection paysanne traditionnelle finement adaptée à un terroir limitent leur impact. (Photo : laitue rouge oreille du diable)
Le débat est ouvert !
Sources, informations complémentaires
Pour l'historique du Catalogue officiel français des variétés, le site du GNIS
Pour rechercher le statut d'une variété, la base de données des variétés
Vu pour vous, un jardin-conservatoire : le Conservatoire national de la tomate au Château de la Bourdaisière, à Montlouis-sur-Loire en Touraine
Le potager de Saint-Jean-de-Beauregard et sa Fête des légumes d'hier et d'aujourd'hui
Un plaidoyer contre les hybrides par le Réseau semences paysannes
Une jardinerie urbaine, à qui j'emprunte le schéma des hybridations naturelle et F1, Mon petit coin vert.