Protéger les vers de terre, les artisans de nos sols
Bien sûr il est moins mignon qu’un koala ou un bébé kangourou, mais le ver de terre est en danger et sa disparition serait catastrophique pour la vie de nos sols. Et sans sol, pas de plantes ni d’animaux, et donc pas d’humains.
Réveillons-nous ! Charles Darwin l’écrivait déjà en 1881 :
« Il est merveilleux de penser que toute la masse de l’humus superficiel, sur une telle étendue, est passée et repassera encore, périodiquement en quelques années, au travers du corps de vers de terre. La charrue est l'une des plus anciennes et des plus utiles inventions de l'homme ; mais bien avant qu'elle existe, la terre était en fait régulièrement labourée et continue toujours de l'être par les vers de terre. On peut douter que beaucoup d'autres animaux aient joué un rôle aussi important dans l'histoire du monde que ces créatures sommairement organisées. » (traduction personnelle)
Et voici qu'en 2020, l'ONU publie un rapport alarmiste sur la biodiversité des sols et un manuel à l'attention des décideurs. C'est dire l'ampleur de la catastrophe.
Depuis Aristote, quelque 2400 ans se sont écoulés, qui ont vu des croyances diverses puis des pratiques agricoles destructrices pour les vers de terre et les autres organismes du sol.
Le travail du ver de terre
On oublie souvent que ce travailleur de l'ombre au physique ingrat est essentiel à la formation du sol.
L'enrichissement du sol
Le lombric décompose la matière organique et l'incorpore au sol. Il permet le déplacement et la remontée des éléments nutritifs qui avaient été lessivés dans les couches profondes du sol. Il enrichit la terre par le rejet des déjections en formant des turricules, ces petits tas tortueux que l'on voit en surface, et qui contiennent 50 % de matière organique de plus que le sol non digéré, 7 fois plus de phosphate, 10 fois plus de potasse, 5 fois plus d'azote, 3 fois plus de magnésium, et de nombreux autres oligoéléments.
Les bienfaits de ses galeries
En creusant un réseau très dense de galeries verticales et horizontales, le lombric aère le sol et accroît sa porosité. Il permet une meilleure irrigation des strates du sol, l'eau circulant beaucoup plus en profondeur. Il augmente la capacité d'enracinement des végétaux, qui empruntent les galeries pour coloniser les différentes couches du sol. Car ce réseau n'est pas anecdotique : une étude de Marcel Bouché, un spécialiste des vers de terre, nous apprend que l'on peut trouver jusqu'à 5 000 km de galeries par hectare.
La séquestration du carbone
La fabrication de l'humus par les vers de terre, qui régulent l'activité des micro-organismes du sol, est une forme de séquestration du carbone dans les sols.
Mise en danger par des méthodes de culture agressives
Il existe trois catégories écologiques de vers de terre, inféodées à différentes profondeurs de sol :
- les épigés, qui se nourrissent dans les matières en décomposition à la surface du sol, en forêt ou sur le compost, sans creuser de galeries, ou très peu, extrêmement sensibles aux interventions humaines et aux aléas climatiques,
- les endogés, ceux que l'on rencontre en jardinant, qui creusent un réseau de galeries horizontales entre 15 et 30 cm de profondeur,
- les anéciques, qui creusent des galeries verticales et permanentes de l'ordre d'un mètre de profondeur, pouvant aller plus rarement jusqu'à trois mètres, mais se nourrissent essentiellement de matière organique en surface.
Le fait de retourner le sol par un bêchage profond ou un labour perturbe totalement les vers de terre, et avec eux toute la faune souterraine, en l'expulsant de son habitat naturel. Elle se trouve ainsi exposée brutalement à des conditions défavorables. La faune de surface se retrouve dans les couches les plus profondes trop pauvres en oxygène ; au contraire, la faune des couches profondes se trouve exposée aux rayons du soleil chauds et desséchants ainsi qu'à un excès d'oxygène.
Pour nourrir les plantes, l'apport d'engrais chimique au lieu de compost, d'humus ou d'autres matières organiques prive les vers de terre de leur nourriture et déstructure le sol.
On sait que les pesticides en général sont néfastes aux vers de terre. On pense moins aux fongicides, or la faune du sol se nourrit en grande partie de champignons sur les matières végétales en décomposition.
Le tassement du sol est également très perturbant pour les vers de terre. Dans nos jardins, il s'agit avant tout du piétinement répété du jardinier. Il empêche le développement normal des vers de terre, dont la population peut diminuer de moitié. Il faut parfois plusieurs années pour que la terre tassée puisse se régénérer.
Enfin, les vers de terre sont très sensibles aux produits toxiques, il est donc essentiel de ne jamais vider vos restes de liquides divers sur le sol. Même si vous n'utilisez pas de traitements phytosanitaires, pensez aux autres produits du quotidien (peinture, solvants…) que l'on pourrait être tenté de jeter dehors.
La destruction délibérée
Plus grave encore, les vers de terre ont leurs pesticides dédiés, les lombricides, employés notamment par les terrains de golf pour éviter les turricules qui pourraient salir les balles.
Comment faciliter la multiplication des vers de terre ?
Quelques grands principes de l'agroécologie ou de la permaculture permettent de favoriser la présence et la reproduction des lombrics :
- supprimer les engrais chimiques et les remplacer par des fertilisants organiques, comme les purins d'ortie et de consoude,
- amender le sol avec du compost ou des fumiers répandus en surface,
- ameublir le sol sans le retourner, avec une fourche-bêche (connue sous les jolis noms de grelinette, ou aérabêche, bio fourche, tarabate...) ou mieux, selon les principes de la permaculture, arrêter tout travail du sol pour laisser agir les vers de terre et les micro-organismes, et/ou pratiquer la culture en lasagnes,
- ne jamais laisser un sol nu : le couvrir en épandant du paillage entre les plants ou en semant de l'engrais vert sur les planches en attente de culture.
Au-delà du jardin, un modèle de recyclage parfait pour l'industrie
Selon David Holmgren, cofondateur du concept de permaculture, le ver de terre est un parfait exemple de recyclage de matière pour l'industrie.
"Dans tous les écosystèmes, des organismes décomposeurs comme les vers de terre recyclent la matière organique en humus et en minéraux, puisés ensuite par les plantes. Ce processus de décomposition permet aux vers d'emmagasiner l'énergie dont ils ont besoin pour survivre et se reproduire. Il s'agit là du parfait exemple de recyclage de matière, pertinent lorsque la réutilisation et la réparation se révèlent impossibles. Dans l'industrie, les innovations, aujourd'hui répandues, qui permettent le remplacement des matières toxiques et résistantes par d'autres, non toxiques et biodégradables, s'appuient sur des modèles écologiques et constituent une véritable avancée." (Permaculture, page 301)
Au-delà du jardin, la Trame brune
Des études relativement récentes (1996, 2006) et d'autres en cours révèlent que le ver de terre, grâce à ses capacités de de colonisation de nouveaux habitats et de dispersion, participe à la résilience écologique des sols. Encore faut-il que leurs déplacements ne soient pas bloqués par des obstacles infranchissables comme les canaux, la bétonisation ou les grandes infrastructures routières. D'où la création, dans le domaine de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire, du concept de Trame brune, sur le modèle de la Trame verte et bleue, programme gouvernemental pour les continuités écologiques.
Sources, informations complémentaires
Un livre rigolo de Christophe Gatineau, agronome et cultivateur, Éloge du ver de terre,
et son action pour lui obtenir le statut d’espèce protégée : lettre ouverte au Président de la République dans Le Monde.
Pour l'histoire de la biologie : Le rôle des vers de terre dans la formation du sol de Charles Darwin, édition à la demande du fac-similé de l’édition de 1882
Une page du site du Ministère de l'agriculture et de l'alimentation, et une autre sur Daniel Cluzeau, directeur de recherche à l'Université de Rennes, spécialiste du ver de terre.
Si vous en avez l'occasion, toutes les conférences de Lydia et Claude Bourguignon, spécialistes de la microbiologie des sols.
Pour aller plus loin sur la permaculture, Permaculture, principes et pistes d'action pour un mode de vie soutenable, de David Holmgren (cofondateur du concept de la permaculture), 2002, réédition Rue de l'Echiquier, 2017, 645 pages
Pour une approche plus simple, tous les éditeurs jardin et nature ont leur ouvrage d'initiation à la permaculture.
L'état des connaissances sur la biodiversité des sols, résumé à l'attention des décideurs sur le site de la FAO
A retrouver dans le livre Merveilleuse faune du jardin